14h15
Lu jusqu'à : "Maintenant, le « ciel des idées » m'était devenu inaccessible, je me traînais au-dessous avec mon corps embourbé dans la nausée. Tantôt j'espérais être de nouveau capable de réfléchir après que je serais débarrassée de mon problème, tantôt il me semblait que l'acquis intellectuel était en moi une construction factice qui s'était écroulée définitivement.".
14h00
Lu jusqu'à : "Je notais dans l'agenda : « Malaises constants. » – « À 11 heures, dégoût à la B.M. [bibliothèque municipale]. » – « Je suis toujours malade. » ".
Maintenant, le « ciel des idées » m'était devenu inaccessible...
Avant, j’aimais beaucoup penser à des choses compliquées. Mais maintenant, je ne peux plus. Je me sens malade et fatiguée. Parfois, je me dis que je pourrai recommencer à penser quand je n’aurai plus mon problème. Parfois, je me dis que je ne suis plus intelligente du tout. Je n’arrive pas à écrire mon travail pour l’école. Cela me fait plus peur que de devoir avorter. C’est comme si j’avais perdu quelque chose d’important. (Dans mon cahier, j’ai écrit : « Je n’écris plus, je ne travaille plus. Comment faire pour m’en sortir. ») Je ne me sens plus comme une personne qui aime apprendre. Je ne sais pas si d’autres personnes se sentent comme moi. Cela me fait très mal.
(Impression fréquente encore de ne pas aller assez loin dans l'exploration des choses...
(J’ai souvent l’impression de ne pas chercher assez loin les choses, comme si quelque chose m’empêchait d’aller plus loin. Peut-être, c’est à cause de ma famille, qui travaillait avec ses mains et qui n’aimait pas se compliquer les choses. Ou peut-être, c’est à cause de mon corps, qui garde le souvenir de ce que j’ai vécu.)
Chaque matin, au réveil, ...
Tous les matins, quand je me réveillais, je pensais que je n’avais plus envie de vomir. Mais juste après, je sentais que ça revenait doucement. J’avais faim et pas faim en même temps. Un jour, j’ai vu des saucisses dans une boutique. J’ai acheté une saucisse et je l’ai mangée tout de suite dans la rue. Une autre fois, j’ai demandé à un garçon de me donner un jus de raisin. J’en voulais tellement que j’aurais fait tout ce qu’il voulait. Certains aliments me dégoûtaient quand je les regardais. D’autres, qui avaient l’air bons, avaient un mauvais goût dans ma bouche. Je sentais qu’ils allaient pourrir.
Un matin où j'attendais avec d'autres étudiants la fin d'un cours...
Un matin, j'attendais avec d'autres étudiants la fin d'un cours pour entrer dans la classe. Tout à coup, je n’ai plus vu les gens, juste des points qui brillaient. Je me suis vite assise sur les marches de l’escalier. J’ai écrit dans mon carnet : « Je me sens mal tout le temps. » – « À 11 heures, j’ai eu envie de vomir à la bibliothèque. » – « Je ne vais pas mieux. » Dans ma première année de fac, il y avait des garçons qui me plaisaient, mais ils ne le savaient pas. Je les suivais, je m’installais près d’eux dans la salle, je regardais quand ils allaient manger ou lire. Ces histoires dans ma tête me semblaient très loin, sans importance, comme quand j’étais petite. Sur une photo du mois de septembre avant, je suis assise, les cheveux longs, très brune, un foulard dans le col d’un haut à rayures, je souris, je fais la coquine. Chaque fois que je l’ai vue, j’ai pensé que c’était ma dernière photo de jeune fille, qui jouait à plaire aux autres.
14h00
Lu jusqu'à : "Et ces noms et ces visages m'expliquent mon désarroi : par rapport à eux, à ce monde de référence, j'étais devenue intérieurement une délinquante.".
Lors d'une soirée à la Faluche...
Un soir, lors d'une fête à la Faluche, j'ai ressenti du désir pour un garçon blond et doux avec qui je dansais depuis le début de la soirée. C'était la première fois que je ressentais cela depuis que je savais que j'étais enceinte. Cela m'a fait réaliser que même avec un bébé dans mon ventre, mon corps pouvait encore ressentir du plaisir. Dans mon journal, j'ai écrit : "J'ai dansé avec un garçon romantique, mais je n'ai rien pu faire de plus".
Tous les propos me paraissaient puérils ou futiles...
Tout me semblait futile et enfantin. Certaines filles avaient l'habitude de raconter leur vie quotidienne dans les moindres détails, ce que je trouvais insupportable. Un matin, à la bibliothèque, une fille originaire de Montpellier s'est assise à côté de moi et m'a décrit en détail son nouvel appartement, sa logeuse, son travail, etc. Cette description minutieuse de son univers me semblait folle et obscène. Je me souviens de tous les détails qu'elle m'a donnés ce jour-là, avec son accent du sud - peut-être parce que ces détails insignifiants avaient pour moi un sens terrifiant, celui de mon exclusion du monde normal.
Depuis que j'ai commencé d'écrire sur cet événement, ...
Depuis que j'ai commencé à écrire sur cet événement, j'essaie de me rappeler autant de visages et de noms d'étudiants que possible, que je n'ai jamais revus depuis mon départ de Rouen l'année suivante. En les sortant de l'oubli, ils se replacent spontanément dans les endroits où je les croisais habituellement, comme la faculté de lettres, le restaurant universitaire, la Faluche, la bibliothèque municipale, la gare, etc. Cette foule ressuscitée me rappelle à quel point j'étais immergée dans le monde étudiant. Et ces noms et ces visages m'expliquent mon désarroi : par rapport à eux, à ce monde de référence, j'étais devenue intérieurement une délinquante.
14h00
Lu jusqu'à : « Je ne croyais pas que les piqûres du médecin feraient de l'effet mais je voulais tout essayer. Craignant que l'infirmière du Crous n'ait des soupçons, j'ai demandé à une étudiante en médecine que je voyais souvent au restau si elle pouvait me les faire. C'est une autre étudiante qu'elle a envoyée le soir dans ma chambre, une blonde, très jolie, à l'aise. À la voir, j'ai mesuré que j'étais en train de devenir une pauvre fille. ».